GESTION DE LA COVID-19 : Les chercheurs dissèquent les failles des approches du gouvernement

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Economie

 

L’importation des stratégies de lutte appliquées dans les pays occidentaux, l’absence de prévention à  long terme, une communication désastreuse, etc. Ce sont autant de maux qui entachent la démarche de l’Etat dans la gestion de la crise sanitaire de la Covid-19 que traverse la planète, d’après les chercheurs sénégalais. Ils s’exprimaient hier, lors d’une conférence virtuelle des think tanks.

 

Le Sénégal, à  l’instar de tous les pays du monde, fait face à  la pandémie de Covid-19. Et pour mieux contenir les effets du virus et réduire au maximum ses conséquences néfastes sur l’économie, l’Etat tente, depuis le début de l’épidémie, de trouver des stratégies pour y parvenir.

Cependant, intervenant hier lors d’une conférence des think tanks, l’économiste, Dr Khadim Bamba Diagne, a signalé que la première erreur que le gouvernement avait faite, c’était »˜’d’importer les stratégies de lutte que les autres utilisaient ». »˜’Alors que nous n’avions pas la même structure économique que les pays développés. On n’a pas les mêmes populations, la même formation, les mêmes principes. Il y avait tellement de différences qu’on ne pouvait pas se rejoindre aux mêmes politiques, à  la même stratégie de lutte. Ce que nous devions chercher en tant qu’Africains, c’est un mot qui colle avec notre réalité. Parce que nous n’avions pas le choix. Nous sommes des pays pauvres, en développement. Nous ne pouvions pas ne pas vivre avec le virus, d’autant plus que nous avions l’habitude de vivre avec des virus », explique le directeur scientifique du Laboratoire de recherches économiques et monétaires (Larem).

L’enseignant-chercheur de la faculté des Sciences économiques et de gestion (Faseg) de l’Ucad, note qu’au Sénégal, sur 10 millions de personnes actives, il n’y a que 400 mille salariés et 9,6 millions qui vivent de leurs activités. »˜’On ne peut pas bloquer l’activité et penser gagner le virus. On gagne certes le virus, mais on va faire des dégâts énormes. En plus, les autres ont déjà  éduqué leurs populations en les inscrivant dans les écoles. Alors que nous, nous n’avions même pas eu à  éduquer 20 % de nos enfants. On aurait du mal à  avoir les instruments, pour convaincre les Sénégalais qui se battent pour joindre les deux bouts, à  ne pas vivre avec le virus », relève M. Diagne.

Arrêter de réfléchir comme les Français

Donc, pour cette universitaire, l’idée, c’est qu’il fallait sortir de cette uniformisation de la réflexion qui devait venir du Nord et que les pays du Sud devaient toujours appliquer. »˜’Il fallait changer la donne. Laisser les pays du Nord leurs propres problèmes et essayer de trouver nos propres solutions. Il faut arrêter de réfléchir comme les Français. D’autant plus qu’il y avait une crise, à  savoir celle de l’endettement. Parce qu’en 2021, 2022, 2023 et 2024, le problème majeur qui va se poser, surtout au Sénégal, c’est l’endettement. Nous sommes à  66,5 % de taux d’endettement. La limite, c’est 70 %. L’Etat avait décidé de créer une croissance économique soutenue par l’endettement. Mais une fois qu’on a plus d’endettement, que l’outil de production commence à  être endommagé, que le secteur privé coaché pour développer une production endogène, cela peut créer des difficultés majeures », souligne l’économiste.

Le docteur Khadim Bamba Diagne pense d’ailleurs que les chercheurs, les hommes politiques, quelle que soit la situation, doivent être »˜’sereins ». »˜’La crise est là , il y aura des morts, c’est clair, mais il faut qu’on garde la sérénité pour réfléchir, apporter de la lumière afin que des décisions soient prises. Il y a eu beaucoup de productions et, à  un moment donné, l’Etat a conjugué le même verbe que les chercheurs endogènes. Il y avait une réflexion endogène. La première souveraineté que nous avons montrée pendant cette crise, c’est celle scientifique dans la réflexion. En temps de crise, chacun doit apporter sa contribution à  la riposte », renchérit-il.

60 % de la dette africaine détenue par les Etats

Il convient de souligner qu’à  propos de la dette, le représentant la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes) à  cette occasion, a notifié que celle africaine était de 626 milliards de dollars au 31 décembre 2018, selon les documents de la Banque mondiale. »˜’C’est 60 % de cette dette qui est détenue par les Etats, 23 % par le secteur privé. Et les Etats ont montré que leur signature ne tenait que sur un bout de papier. En contrepartie, il n’y avait pas une richesse qui pouvait rembourser cette dette. Alors qu’en Asie de l’Est, c’est le secteur privé qui est endetté à  la place de l’Etat. Il détient la dette extérieure à  60 %. Un Etat qui s’endette et qui n’arrive pas à  payer, cela pose problème. Ce qui veut dire que l’ampleur des dettes de remboursement et celles des programmes par rapport aux dettes d’investissement, se pose », soutient Alla Sène Gueye.

Cet acteur du privé national a aussi souligné qu’au Sénégal, avec les Eurobonds, l’Etat a emprunté 1 milliard de dollars pour payer une dette. »˜’Parce que si on veut apporter l’argent au Sénégal, on ne le met pas en dollars, mais en euros. Ce qui montre qu’on est vraiment fragile. On a des Etats qui s’endettent lourdement, avec une dette qui croit plus que la croissance. Au Sénégal, la croissance économique est trop faible avec la croissance de la dette. En plus, on doit s’attendre à  une perte du produit intérieur brut (PIB). On évalue entre 4,5 et 7,5 % de PIB de perdu. Ce qui représente environ 128 milliards de dollars. Soit l’équivalent du PIB du Ghana, de la Côte d’Ivoire et du Mali réuni », poursuit M. Guèye.

Pour le représentant de la Cnes, le challenge du gouvernement, face à  la gestion de la Covid, n’est pas seulement lié à  ces questions. La prévention reste, pour lui, un défi à  relever. Alla Sène Guèye rappelle d’ailleurs qu’en Asie, lorsque la crise s’est posée, ils ont eu des capacités à  réagir extraordinaires. Car ces pays ont fait des transitions que le Sénégal n’a pas faites. »˜’Ce sont des nations qui ont su dépasser l’ère des capacités manufacturières pour être dans l’ère des capacités d’innovations scientifiques et de développement technologique. Les Asiatiques ne sont pas des Prix Nobel, mais leurs capacités de réaction à  cette crise nous ont montré qu’ils étaient bien préparés pour faire face à  n’importe quelle crise et à  préparer l’avenir. La question est de savoir, aujourd’hui, si l’Afrique est prête pour une renaissance scientifique africaine ? Il faut chercher les moyens d’y parvenir. Il y a des moyens financiers, matériels, humains qu’on doit réunir pour faire face aux défis de l’humanité, de notre continent et de notre communauté locale », fait-il savoir.  

Sur les moyens financiers, il indique que le budget du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, en 2021, c’est 239 milliards de francs CFA et les 75 %, c’est pour la qualité de vie des étudiants. Au total, 90 milliards sur ces 239 milliards sont destinés à  la bourse et la nourriture des étudiants.

Ce qui constitue 42 % de ce montant. »˜’Les pères fondateurs du Sénégal ont dit que l’éducation doit être obligatoire et gratuite sur les 10 premières années, de 6 à  16 ans, et c’est écrit dans la loi d’orientation sur l’éducation de Diouf et amendée par le président Wade. Malheureusement, on voit que pendant ces 10 ans de scolarité qui sont obligatoires et qui doivent être gratuites, les enfants sont dans la rue, alors qu’on donne l’argent à  des étudiants pour manger et pour des bourses. Or, l’enseignement universitaire doit être facultatif et non obligatoire. Ce qui est prioritaire, c’est d’abord l’enseignement élémentaire et secondaire. Malheureusement, cela n’est pas une priorité pour nous. Et l’universalisation de la bourse par Abdoulaye Wade a été une grosse erreur. Les moyens financiers pour la recherche ne sont pas un problème », déplore M. Guèye.

Au niveau des moyens humains, cet employeur précise que pour être chercheur, il faut d’abord être étudiant. Et le Sénégal, selon les chiffres de l’Unesco, a moins de 1 500 étudiants par 100 mille habitants. L’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) est à  bas de 1 000 étudiants par 100 mille habitants. Alors que les pays asiatiques sont à  une moyenne de 5 000 étudiants par 100 mille habitants. L’Unesco a établi la moyenne à  2 000 étudiants par 100 mille habitants. »˜’On est tous en bas de ce chiffre pour participer à  la construction de l’humanité. L’Afrique n’arrive pas à  se hisser à  ce seuil de 2 000 étudiants par 100 mille habitants.

Le président Senghor nous a dotés d’une raffinerie en 1961, alors que la Corée du Sud a attendu 4 ans pour avoir sa première raffinerie. Le retard est extraordinaire. La base de tout cela, le PSE l’a identifié, mais ne l’a pas adressé de façon courageuse. En ce sens que la durée de vie scolaire moyenne des populations sénégalaises est de moins de 4 années. C’est précisément 3,5 années, avec un objectif de PSE d’aller à  4,5 années sur le Pap 2. Malgré les lois constitutionnelles qui doivent garantir 10 années de scolarité. Si on n’a pas construit cette masse critique d’étudiants, on n’a pas construit cette masse critique d’apprenants », ajoute-t-il.  

Au niveau des rapports entre l’Etat et la société, Alla Sène Guèye estime qu’il y a également à  voir. »˜’Il y a aussi ces autres maladies qui tuent plus que ce virus. C’est le cas du cancer, du diabète, etc. C’est la mauvaise alimentation qui amène le cancer, à  côté de l’alcool, etc. On est importateur de riz seulement pour satisfaire les besoins sociaux, mais il n’y a pas une qualité dans l’alimentation. Parce qu’elle n’est pas encore perçue comme un élément de prévention de la santé des populations. La santé n’est perçue que pour réparer des maladies. La pandémie, pour moi, c’est un épiphénomène. On doit vivre avec », suggère-t-il.

L’urgence de réajuster le discours officiel

Dans le cadre des relations entre l’Etat et la société, l’anthropologue social et médical de l’université Cheikh Anta de Diop de Dakar reconnait qu’il y a une défaillance dans la manière de communiquer de l’autorité. »˜’Là  o๠cela fait mal, c’est également la communication désastreuse qu’il y a par rapport à  cette épidémie. Elle est conçue sur des rapports de pouvoirs. C’est une communication autoritaire, top-down. Il y a avec cette deuxième vague, une urgence de réajuster le discours officiel. Parce qu’il a perdu énormément de sa crédibilité. Les gens pensent que c’est de la politique, il y a de l’argent derrière. Il y a un manque de transparence. Donc, les think tanks peuvent aider à  remettre en cause ce discours, à  réaligner, retravailler, créer des ponts, des ruptures et des réaménagements au niveau des discours officiels et, au-delà , la communication. C’est-à -dire comment mettre les gens au même niveau, comment les écouter. Et généralement, c’est ce qui manque », recommande le Pr. Cheikh Niang.  

D’après l’anthropologue, il faut une nouvelle manière de faire la recherche, de disposer de savoir et d’aboutir à  la production scientifique. Car le Pr. Niang pense que la nature des programmes de recherche doit être »˜’pluridisciplinaire » et accorder une place importante aux sciences sociales. »˜’A chaque fois qu’on parle épidémie, on pense médecine, biomédecine, alors que les épidémies sont d’abord sociales. Et c’est dans les communautés qu’on trouve la solution liée à  la fin de toutes les épidémies. Une épidémie est d’abord sociale, biologique. Les thérapies sont médicales, généralement. Mais l’épidémie en tant que telle implique les relations interindividuelles, sociales. Donc, l’épidémie est par essence sociale », indique-t-il.

Si l’Etat tâtonne encore dans la gestion de la Covid-19, le Pr. Cheikh Niang soutient que c’est parce qu’il manque généralement d’approches. »˜’Nous n’avons pas de programme sur le long terme, pluriannuel, pour savoir o๠en est la recherche, qu’est-ce qu’elle fait et comment on réajuste les études de recherche, etc. Un déploiement au-delà  des limites du pays pourrait aider à  mieux centrer les infestions et à  capitaliser les énergies, à  assoir des infrastructures y compris la mobilisation des ressources humaines. C’est bien beau de parler de post-Covid. Cela permet de mieux supporter le poids de la crise. Mais nous sommes encore en plein Covid et on ne sait pas encore comment et quand on va s’en sortir. Là  o๠on a plus les dégâts, c’est le poids de l’épidémie dans nos systèmes de santé », dit-il. 

Selon lui, la complexité de la réalité »˜’n’apparaît pas » dans les statistiques. Là  o๠on dit qu’il y a cinq morts ou dix, il y a peut-être, d’après l’anthropologue, 20, voire 30 morts dans les communautés. »˜’Nous sommes dans un contexte de crise sanitaire multidimensionnelle, de pluri-pandémies, multiforme par rapport auquel il faudrait déployer une rigueur en matière de recherche », recommande-t-il.  

MARIAMA DIEME

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